Texte: Pauline Delfino – Photographies et poème: Louise Lécrivain
Quand elle débute son stage, Louise Lécrivain est la plus jeune employée d’un hôpital psychiatrique dont elle préfère garder le nom secret. Après avoir suivi des études de photographie à l’école des Gobelins à Paris, elle décide de travailler dans une clinique à Tours dans le Loir-et-Cher dans le cadre de son stage de fin d’étude.
L’institution alternative dans laquelle elle fait son stage a été créée en 1956 avec la vocation de renouveler le rapport à la maladie mentale.
Dans son poème, Louise raconte la création de la clinique par un psychiatre et des fous qui ont un jour investi un château abandonné. Comme il n’y a alors pas de soignants disponibles, les habitants de la région se reconvertissent. Ils se forment sur le tas et décident de prendre en charge les malades.
Ce rapport inédit entre apprentis soignants et pensionnaires volontairement hospitalisés redéfinit complètement le traitement de la maladie mentale.
Plutôt que de chercher à éradiquer la folie comme une tumeur, les médecins tentent de la rendre vivable pour les malades. La folie habite la clinique, et d’une certaine manière, elle est en chacun. La position de Louise à la clinique s’inscrit dans cette démarche alternative.
Il incombe à la jeune artiste de s’occuper des besoins des malades, mais de sa propre initiative, elle les invite aussi à participer à des activités artistiques: le fruit de ce travail est la série de photos qu’elle choisit de montrer aujourd’hui sur Soleil Rouge.
Son initiative noue un lien collaboratif entre elle et les malades. L’entreprise collective renouvelle radicalement la relation avec les patients considérés traditionnellement dans le milieu hospitalier comme des malades qui, passifs, doivent recevoir un soin.
Tous les pensionnaires qui ont accepté de participer à l’atelier font partie intégrante du projet. L’échange se crée, la magie opère. Louise leur propose de s’approprier l’appareil photo et de réaliser leurs propres clichés à l’intérieur de l’hôpital. Les patients se munissent d’un nouvel outil pour communiquer. L’appareil les force à se diriger vers l’extérieur, à extérioriser ce qu’ils voient quotidiennement à l’hôpital. Parfois, Louise devient même le modèle des malades. Entre la photographe et les patients, les rôles s’échangent.
De manière assez inédite, on s’approprie le regard des pensionnaires. Ceux-là mêmes qui sont enfermés dans ces lieux interdits, mystérieux, stigmatisés que sont les hôpitaux psychiatriques.
L’intégration de la photographe dans la clinique, qui devient aussi notre intégration, consiste avant tout en un déplacement du regard. En adoptant le point de vue des patients les photos de Louise nous invitent à repenser le statut de « malade ». Mais elles nous permettent aussi de dépasser une limite: celle de la frontière de notre monde « normal » et normé qui nous empêche de comprendre le leur. L’intégration de Louise, à laquelle les malades ont associé le statut d’artiste plutôt que de soignante, nous permet de considérer l’espace de la clinique comme un lieu qui fait partie intégrante de notre propre monde. Entre nous et eux, la frontière s’amenuise.
Ce travail de pénétration dans la folie de l’Autre, celle qu’elle a vu et qu’elle a pu reconnaître en elle-même, Louise Lécrivain le réalise aussi avec le poème associé à la série photo. Ce poème est un voyage de l’esprit, une épopée formatrice.
Louise y raconte son expérience à l’hôpital. Pour celui qui pénètre la clinique, c’est une épreuve éprouvante qui requiert de s’approprier d’une certaine manière la folie de l’autre s’il veut essayer de la comprendre, de la faire rentrer dans son monde.
Les malades sont présents partout dans le poème. Si bien qu’on finit presque par ne plus savoir qui parle : Louise ou les malades ? Comme eux, elle finit par perdre la notion du temps dans cet espace qui reste malgré tout un huit clos. Mais l’artiste apprend, et en s’occupant des malades, c’est sa propre folie qu’elle soigne. En la reconnaissant tout d’abord. En rendant visible sa propre étrangeté. En ne cherchant pas à la supprimer mais simplement à l’observer, à l’appréhender, à vivre avec.
Mais aussi en établissant une limite entre elle et les patients, reconnaissant que sa folie à elle n’est pas une maladie mentale. Le travail de Louise nous invite à trouver un espace d’accueil pour notre propre folie. Celle qui nous distance des autres tout autant qu’elle nous en rapproche.
C’est de l’Autre dont Louise nous parle. Celui qu’on rend invisible parce qu’il nous effraie. Celui qu’on porte honteusement en nous. Celui qui est tout autant un autre que nous-mêmes. Elle nous invite à suivre le chemin sinueux et sombre qui nous mène au plus profond de ce que nous sommes.
Louise nous tend un miroir et nous demande de nous voir au travers de ceux qu’on a voulu rendre invisibles.
expérience d’une jeune photographe
dans une clinique psychiatrique
pendant 18 mois
dans cette clinique
pas de murs
pas de blouses blanches
pas d’hospitalisation sous contrainte
60 hectares de forêt
100 lits
95 soignants
6 psychiatres
en 1956 un psychiatre et des fous
ont investi un chateau au milieu des bois
les habitants du village
des garagistes des agriculteurs des artistes
sont devenus des soignants
la folie s’est installée doucement
avec les idées de la psychothérapie institutionnelle
ne pas nier la folie
ne pas vouloir la guérir
ne pas sédater les pensionnaires
ne pas marquer la différence soignant / soigné
ne pas effacer toutes les manifestations de la psychose
ne pas refuser le transfert
mais apprendre à vivre avec sa folie
et avec celle des autres
soigner les institutions psychiatriques
les soignants et la société entière
car nous sommes tous un peu malades
créer des espaces de dialogues transférentiels multiples
avec des ateliers des voyages des concerts
adoucir l’image de la folie
créer du lien avec ceux qui ne la connaissent pas
avant de la rencontrer on imagine plein de choses
on invente tout un monde
des sons des images
finalement en arrivant à la clinique
on ne sait pas qui est fou
qui ne l’est pas
déconstruction des fantasmes
et découverte d’un monde nouveau
dont les normes sont inconnues
le rapport de la folie au temps et à l’espace est particulier
il se heurte à la rigidité de la photographie
qui fixe le réel dans un cadre spatio-temporel
b oublie qu’il a déjeuné et déjeune une deuxième fois
p déplace ses meubles la nuit
elle met l’armoire devant la porte
le lit au milieu
les habits par terre
b oublie qu’il a déjeuné et déjeune une deuxième fois
p déplace ses meubles la nuit
elle met l’armoire devant la porte
le lit au milieu
les habits par terre
f court dans le brouillard
elle doit absolument nourrir sa fille
mais elle n’a pas d’enfant
g m’assure que la clinique n’est pas en france
et qu’elle est hospitalisée depuis 1000 ans
rupture du lien signifiant / signifié
« quelle est votre fleur préférée ? »
« la bolognaise »
quel jour sommes-nous ?
quelle heure est-il ?
où suis-je ?
et qui suis-je ? car mon corps se déploie dans le temps et dans l’espace
le corps de q penche sur le côté gauche
il est attiré par une force au sol
il s’est allongé au milieu de la route
c ne comprend pas qui parle dans sa tête
sa conclusion est simple
« les nuages me causent »
f a appelé les pompiers un soir
pour leur dire qu’elle accouchait d’un crucifix
s sent ses ailes d’ange pousser
c’est douloureux
f chante « bella ciao »
puis me dit que 48 italiennes la suivent partout dans la clinique
s est triste mais aucune larme ne coule sur ses joues
« je ne peux plus pleurer j’ai trop pleuré dans ma vie »
i me regarde et me dit
« que c’est joli toutes ces pâquerettes sur votre visage »
on dit à b de mettre un autre pantalon car le premier est sale
il enfile le deuxième par dessus le premier
puis un troisième
d nous assure ne pas avoir été à la selle depuis un an
a ne veut pas tirer la chasse d’eau
ce qui quitte son corps ne lui appartient plus
angoisse du deuil
x prend un bain
on lui demande de passer un gant de toilette sur ses jambes
« quelles jambes ? »
m est le président de la république
le directeur de la clinique
le prix nobel de la psychiatrie
et miss univers depuis sa naissance
s se regarde dans une glace et se touche le visage
« on m’a mis des rides »
« qui est cette vieille femme ? »
impossibilité de concevoir que le temps soit passé sur son corps
l’image que renvoie un miroir ou une photographie
est un point de rassemblement
elle contredit le réel qui se construit dans la psychose
en cela elle peut être violente
refus de rassembler un corps en morceaux
un appareil photo est un objet intrusif
il capture et enferme les corps dans un rectangle
pour toujours
pour cette raison je ne fais pas de photographies dès mon arrivée
prendre le temps de créer une relation douce et sereine
r m’offre une fleur que je mets dans mes cheveux
il me photographie
on échange les rôles
o me donne des photographies de son fils
il me laisse entrer dans son intimité
nous nous connaissons sans nous connaître
l me raconte qu’elle était photographe
elle me montre son travail et me prévient
« ça peut choquer »
un clitoris enchaîné
une jeune femme nue déguisée
« ce sont des autoportraits »
je propose des petits ateliers
plusieurs fois par semaine
on dessine
on peint
on filme
on photographie
on crée des mondes nouveaux
sur des thèmes variés
le surréalisme
les fonds marins
le ciel
qu’est ce qu’une jolie photo ?
une photo floue peut-elle être réussie ?
et si je n’ai pas d’inspiration ?
comment prendre l’autre en photo ?
l fait des images en tenant l’appareil de travers
les normes basculent
l’horizon aussi
e tient une paire de ciseaux dans sa main
« je veux qu’on m’euthanasie »
je pose une question à s
il fait un triangle avec ses doigts
« je ne peux pas vous répondre je suis dans la 4ème dimension »
d vient chanter des chansons devant la cheminée
il dit que sa mère était douce
et que son père le balançait dans les escaliers
violence de la proximité amour / haine
dans une même phrase
r me fait des cadeaux tous les jours
et me dit que j’ai des oreilles de fée
l dessine une anesthésie à l’éther
des éclairs sortent d’un clitoris
o était angoissé ce matin
il vient simplement discuter
le contenu des ateliers compte moins
que le fait de rencontrer l’autre autour d’un projet commun
déplacement des angoisses
mais la photographie s’éloigne parfois
en dehors des ateliers le quotidien est dense
j’emmène des pensionnaires à la pêche
au cinéma
faire des courses
nos vies se mêlent
j’aide g à prendre une douche
il me demande si j’ai déjà vu un homme nu
« vous ne voudriez pas vous mettre toute nue avec moi ? »
j’accompagne f manger une glace
elle dit à la caissière
« on a volé plein de choses »
j’aide h à s’habiller
elle a 73 ans mais vit comme une petite fille
« j’ai 5 ans » dit elle avec un collier hulk autour du cou
je surprends s un oiseau mort à la main
elle trempe la tête de l’animal dans une mare
chaque jour q me regarde et me répète
« votre visage est un spectacle permanent »
z refuse de sortir de son bain
il s’allonge nu sur le sol trempé et se met à parler espagnol
« me llamo miguel »
g m’accuse de l’avoir étranglée et tuée
« je n’ai plus de sexe »
nous prenons nos repas tous ensemble
ce moment est particulier
remplissage des corps
comblement du vide
ça va à toute vitesse
tohu bohu
p avale un kiwi tout entier
sans enlever la peau
a vole des oeufs dans le poulailler
les cache dans son armoire
et les gobe crus quelques mois plus tard
b a mangé un piège à guêpes
avec des guêpes dedans
g se met à table pour le dîner
dès la fin du déjeuner
attendre des heures chaque jour
h mange une cuillère de purée et me regarde
« vous avez déjà fait l’amour ? »
a me traite de sale pute en plein repas
« tu es qui ? tu es ma mère ? »
transfert négatif
c se passe le tuyau de la plonge autour du cou
mime de pendaison
il se passe beaucoup de choses
parfois dures
parfois douces
t me parle de sa défenestration
dans un grand calme
f est constipée
après quelques laxatifs
elle m’assure avoir accouché d’un enfant noir
j ne veut pas se laver
il tente de nous faire des prises de judo
et tape sa tête contre le mur
son front saigne
q a une bouteille de désinfectant dans sa table de nuit
dedans il y a du produit toxique pour les wc
« c’est ma boisson de résurrection »
c’est difficile d’apporter à l’autre une part de réalité
qui n’est pas la sienne
g m’a dit « vous ne prenez pas de médicaments vous ne pouvez pas comprendre »
la folie pose beaucoup de questions
celle de l’étrange
celle de l’autre
celle de la mort
celles du temps et de l’espace
confrontation à ce qui est « normal »
et à ce qui ne l’est pas
désaliénation
alors tout se mélange
le beau et le laid
la lumière et l’obscurité
le plaisir et la douleur
le temps est comme un fil
sans début ni fin
tout est distendu
rien n’est comme ailleurs
la folie transforme tout
il faut la raconter
l’aider à dépasser les frontières des institutions
et les murs de notre imagination
alors qu’elle m’effrayait par dessus tout
aujourd’hui je n’ai plus peur
et je la trouve même infiniment belle